13 Gennaio 2005
Silvio Berlusconi ou la tactique du “trompe-l’oeil”
Autore: Marie-Claude Decamps
Fonte: Le Monde
Esquisser des lignes de fuite dans un horizon bouché et projeter des illusions qui embellissent la réalité tout en la bousculant est depuis toujours un art italien consommé, celui du “trompe-l”œil”. Appliqué à la politique, cela donne une tactique plutôt perverse et efficace de la mise en scène, celle du retournement systématique de situation : agresser pour avoir l”air de l”être et se poser en victime lorsqu”on vous soupçonne de jouer les voyous. C”est la tactique adoptée par Silvio Berlusconi.
“Les tentatives des juges contre moi ont échoué !”, a déclaré le président du Conseil italien, début décembre, après le verdict le relaxant de l”accusation de corruption de magistrats pour ” prescription”. Un verdict qui ne l”innocente pas et “laisse une tache”, comme l”écrira La Repubblica.
Qu”importe, profitant d”une opinion indifférente, voire lassée des quelques dérapages de la justice spectacle qui ont accompagné la pourtant salutaire opération de nettoyage anticorruption “Mains propres”, qui, dans les années 1990, a balayé la vieille classe dirigeante, Silvio Berlusconi alimente l”illusion d”une “dictature des juges”, de préférence ” rouges”. Ceux-là, martèle-t-il sur ses trois chaînes de télévision, opèrent une simple”vendetta politique”. Ils veulent sa ruine en raison des idées qu”il défend. Et l”image du juge politisé fait oublier les accusations de corruption et de malversation…
Passé maître dans la guérilla administrative des interminables procès italiens, M. Berlusconi peut se targuer d”avoir un casier judiciaire vierge. Trois fois condamné en première instance, n”a-t-il pas été relaxé déjà six fois, souvent en appel, dans la dizaine d”affaires dans lesquelles il a été impliqué ? Et s”il ne doit cette virginité qu”à l”accumulation technique de “prescriptions” ou de “vices de forme”, qui laissent des ambiguïtés non résolues, qu”importe. De toute façon, quand cela ne suffit pas, M. Berlusconi peaufine l”exercice : l”entrepreneur en délicatesse avec la justice passe le relais au président du Conseil et chef de parti, qui se fait voter par sa majorité des lois sur mesure.
Car comment qualifier autrement cette loi qui devait assurer l”immunité durant l”exercice de leurs fonctions aux cinq plus hauts personnages de l”Etat et qui a été invalidée, depuis, par la Cour constitutionnelle ? Ou encore cette réforme éclair des délais de prescription, proposée il y a quelques jours et destinée à sauver en appel son ami, l”ex-ministre de la défense Cesare Previti, condamné en première instance à huit ans de prison pour “corruption” ?
CARICATURAL
Devant pareilles pratiques, l”opposition proteste ? Fidèle à sa tactique, Silvio Berlusconi renverse les rôles : “Une gauche moderne devrait être contente que le chef du gouvernement sorte lavé d”un procès”, s”exclame-t-il. En somme, l”opposition est archaïque, revancharde et, bien sûr, “communiste”. Ce qui prête à sourire, dans un pays où le PCI, jadis le parti communiste le plus évolué d”Europe, a jeté définitivement aux orties, il y a plus de quatorze ans, ce qui restait de vieilles faucilles et de vieux marteaux pour s”ancrer au centre gauche. En attendant, agiter le vieil épouvantail des “rouges” permet au Cavaliere, solidement assuré sur sa droite par ses alliés, la Ligue du Nord et l”Alliance nationale, de revendiquer le centre “moderne” pour Forza Italia, son parti, rejetant le centre gauche dans un schéma passéiste et caricatural. Et, puisque voilà le décor politique “redessiné”, il n”y a qu”à continuer. L”opposition s”inquiète-t-elle du côté populiste des 6,5 milliards d”euros de baisses d”impôts annoncées pour satisfaire une promesse électorale que même le patronat critique ? M. Berlusconi contre-attaque : l”opposition n”est pas plus prudente que lui, elle est simplement “le parti qui s”est fait l”avocat des impôts”. Et, oubliant que, en tant que président du Conseil, il tient les rênes du pouvoir, il rajoute même une petite diatribe contre “l”Etat envahissant et grippe-sous, ce puits sans fond qui engloutit tout”.
Succès populaire garanti, le Cavaliere redresse la tête dans des sondages jusque-là un peu mous. Il passe de 31,9 % d”opinions positives à 38,2 %. L”économie italienne pourrait aller mieux ? C”est la faute de Bruxelles, avec son pacte de stabilité drastique, qu”il faudrait “revoir”. Bruxelles, dont l”ex-président de la Commission, Romano Prodi, est justement rentré pour prendre la tête de l”opposition du centre gauche. En somme, c”est de “sa” faute. Quand ce n”est pas celle du “dollar faible”. Et M. Berlusconi, avant de partir en voyage à Washington, d”annoncer, le plus sérieusement du monde, qu”il va “discuter de cela avec son ami Bush”et faire remonter le dollar. Bien sûr il ne se passe rien, mais l”effet d”annonce fonctionne : le président du Conseil italien semble sur tous les fronts.
LA CONFIANCE DES ÉLECTEURS
Et ainsi de suite. Enumérer les contradictions de ce grand trompe-l”œil berlusconien est presque un poncif : du monopole télévisuel au grand flou sur l”origine même de la fortune subite de celui qui se présente comme un “self-made-man” et défend la “loi de la concurrence”.
La seule réalité, il convient de le reconnaître, que le Cavaliere n”a pas embellie, c”est que, par deux fois, aux législatives de 1994 et de 2001, les électeurs lui ont confié leurs destinées. N”auraient-ils pas perçu l”envers du tableau ? Bien sûr que si. La justice, qui vient de condamner pour “complicité d”association mafieuse” Marcello Dell”Utri, ami de M. Berlusconi, à qui il avait confié la réorganisation de Forza Italia, est là pour leur ouvrir les yeux.
Tout comme, dans une certaine mesure, le président de la République, Carlo Azeglio Ciampi, qui, sans entrer dans l”arène politique, a “rectifié” les plus grosses anomalies produites par son président du Conseil : la loi sur l”audiovisuel, puis celle destinée à reprendre en main la justice, dont il a renvoyé les copies.
Il n”empêche, sincères ou cyniques, les électeurs se fient encore à cet homme “qui tient ses promesses” et qui, disent certains, “dans sa tranquille révolution libérale, en s”enrichissant, nous enrichira peut-être”. Il est vrai que le centre-gauche, lui aussi en plein théâtre d”illusion pour former, avec une trentaine de partis disparates, l”alternative crédible qui rendra confiance aux Italiens, a du mal à s”élever au-dessus de ses divisions. Et le pire, c”est que si l”opposition ne progresse pas, elle ne pourra pas, renversant les rôles, dire que c”est de la faute de Silvio Berlusconi. Le truc a déjà été utilisé.